François Couperin nous apprend...
par Martin Gester
Article paru dans la revue "Orgues Nouvelles", printemps 2018
Pousser la porte d’entrée de l’oeuvre de François Couperin, c’est découvrir pièce après pièce de nouvelles merveilles qui ont avec toutes les autres un air de famille voire une similitude prononcés. Ceci sous des dehors qui, avec l’évolution des pratiques (le règne des purs organistes, ou des purs clavecinistes, inventions récentes qui mènent à des traditions quelque peu endogamiques), masquent souvent les relations intimes, la parenté entre les genres auxquels le compositeur s’est adonné.
Tournons les pages des Pièces d’Orgue de 1690 (premier et dernier Kyrie, 1er ton), puis des Leçons de Ténèbres (1714) (presque tout, mais par exemple le début majeur de la première leçon et le mineur de Plorans ploravit, puis Jerusalem convertere ; puis les pièces de clavecin du 1er livre : pour rester dans le même ton « grave et dévot » (selon Charpentier) de ré : allemande La Laborieuse, puis Les Idées heureuses ; puis de l’Impériale, des Nations (1726) le Grave de la Sonade (la plus tardive de toutes, la plus Corellisante, et pourtant…), et l’allemande de la Suite. Arrêtons-nous avant les Apothéoses, magnifique synthèse à plusieurs niveaux (la France et l’Italie, l’archet Corellien et les grâces françaises, le théâtre et la musique, l’hommage et l’exercice de style…), toutes pièces toujours dites « à adapter à 1 ou 2 clavecins ou à ce que vous voulez ». Que constatons-nous ?
Sous une diversité apparente, une pulsation quasi immuable parcourt ces univers liés par le ton et le mouvement, mais divers dans leurs motifs, leur ornementation, leur énergie - dans le sens où Charpentier parle de l’ « énergie des modes » où chaque mode devrait conférer à l'interprète une énergie, un toucher, une déclamation, un mouvement différents, mais ce qui s'applique aux modes s’étend à d’autres aspects : chaque oeuvre est un noeud d’interactions qui procèdent de texte (louange ou déploration), du style (polyphonique ou mélodique, chorégraphique ou continu, de référence instrumentale ou vocale, grave ou tendre, ou gracieux, ou grave et tendre…) ; ceci quel que soit l’instrument, à partir de chaque registration de l’orgue - bien que les registrations types de l'orgue imposent chacune un fort caractère dominant. Ecrire Jérusalem convertere dans le même mouvement et dans le même mode que les Idées heureuses et que la « grave » Impériale et le grave Kyrie à l’orgue, c’est le signe que le compositeur attend de l’interprète qu’il trouve à chaque fois un ton, une manière similaire sous-tendant des affections, des inflexions une énergie variées dans le détail mais toujours insérées dans le cadre - ici grave, parfois solennel, quelquefois tragique, mais sans jamais « rien de trop ».
C’est une gageure pour notre époque éprise de diversité à tout crin et qui souvent retient de l’esthétique baroque l’idée un peu simple du contraste à tout prix et de la virtuosité facile. Rien de plus étranger à François Couperin (« j’aime mieux ce qui me touche… »). Gageure aussi pour l’organiste, qui jouit d’un instrument - on le dit roi, il en a les privilèges - trop riche pour ne pas encourager la facilité : la tentation est grande de faire oublier la subtile et juste déclamation grâce à la jouissance des timbres variés et la magnificence d’un grand jeu.
Entrer dans l’art de François Couperin est d’une autre exigence. Hors les exemples ci-dessus sous-tendus par une rythmique héritée de la prima prattica (celle du contrepoint, de la pavane, de l’allemande baroque), le discours se structure très souvent selon les principes de la déclamation (celle de la tragédie en alexandrins) et de la danse (cette dernière, aujourd’hui perçue comme un élément hétérogène et occasionnel qu’on oublie aussitôt qu’il ne s’agit plus véritablement de danser, est au contraire un élément structurant ici quasi permanent, et qui est encore largement sous-évalué dans l’interprétation, trop systématiquement influencée par la continuité et la dualité vite/lent imposée par l'esthétique du concerto à l'italienne et de la symphonie classique. De ces deux éléments découlent et le mouvement rythmique de base et la structuration en vers ou en pas de danse avec leur énergie, leurs élans différés sur plusieurs mesures, leurs segmentations ou mises en boucles. C’est ainsi que, même quand Couperin s’essaye à écrire une fugue à l’italienne, une leçon de ténèbres ou une tierce en taille, on retrouve des schémas rythmiques constants, des rebonds analogues à ceux de la déclamation du vers et à ceux de la danse sous l’apparente diversité des styles, mouvements et caractères (voir la dernière fugue de la Sonade l’Impériale : un pas de gavotte permanent mis en boucle, un peu comme M.A. Charpentier finissait son Te Deum). Rien n’est plus contraire à son langage que la mélodie continue, que l’égalité des temps et les ornements trop réglés, qui incitent à plus de vitesse par manque d’aspérités, de résistances - le plaisir du rebond, de l’ornement, de la fragmentation, de la césure, est une douce résistance - l’art de Couperin est souvent de dire d’une manière qui semble hésiter, esquisser, à mots comptés, à demi-mots, à texture élaguée, loin, très loin de la chair et des longues périodes d’un J.S. Bach.
Alors comment l’aborder ? Lully disait à ses chanteurs : allez au théâtre. Aujourd’hui, souvent, les acteurs parlent comme au cinéma, les chanteurs chantent à partir d’une technique apprise pour d’autres répertoires (bel canto etc), les organistes adorent leur orgue et ralentir ou équarrir, et les clavecinistes aiment trop leurs ornements et leurs jolis doigts. Eh bien, mélangez tout cela, circulez ! Apprenez les uns des autres : acteurs étudiez les récitatifs de Lully et de Clérambault ; chanteurs, écoutez les nouveaux déclamateurs au théâtre et relisez Racine et La Fontaine en vers rythmés comme d’antan ; instrumentistes, écoutez la vocalité dans les Leçons et les motets comme dans les tierces en taille et les récits de cromorne, lisez les galipettes de la viole dans les basses de trompette, le style du luth dans les Barricades mystérieuses, de l’orchestre lulliste dans les ouvertures, les offertoires et la grande Passacaille du VIIIe Ordre, jouez pour les danseurs ou du moins observez-les, et, toujours, revenez à vos partitions en un constant va et vient. C’est de cela qu’est née l’oeuvre de Couperin, c’est cela qui lui redonne son sens et sa première fraîcheur.
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