Les Partitas (BWV 825–830)
ou
Clavir-Übung
/ bestehend in / Præludien, Allemanden, Couranten, Sarabanden, Giguen, / Menuetten, und anderen Galanterien ; / Denen Liebhabern zur Gemüths Ergoetzung verfertiget / von / Johann Sebastian Bach / Hochfürstl: Sächsisch Weisenfelsischen würcklichen Capellmeistern / und / Directore Chori Musici Lipsiensis. / OPUS 1 / In Verlegung des Autoris / 1731.
Clavir-Übung (Etude pour le clavier) consistant en préludes, allemandes, courantes, sarabandes, gigues, menuets, et autres galanteries, pour le divertissement des amateurs de Johann Sebastian Bach…opus I, publié par l'auteur, 1731.
par Martin Gester
Ceci est une partie de la présentation de l'enregistrement réalisé en juillet 2013 à la Cité de la Musique et de la Danse de Strasbourg pour LIGIA. Le texte intégral inclus dans le livret du CD présente ensuite chaque Partita séparément, puis suggère une piste d'analyse qui ouvre des horizons inhabituels, et propose une clé de lecture de la Clavier-Übung en général, et de la première partie particulièrement.
lire l'article en entier (cliquer)
Dans la tradition d’un genre…
Quand il entreprend l'élaboration de la première partie de la Clavierübung, J.S. Bach vient d’accéder (printemps 1723) au poste de Cantor de Saint Thomas et de Director Musices à Leipzig où il a à faire face à une activité considérable : en plus de la composition des cantates pour le dimanche et des passions, et d’enseigner à la Thomasschule, il achève les Suites « françaises » (vers 1725) qui suivent un impressionnant ensemble de Suites « anglaises » pour le clavecin (achevées vers 1723), de Suites, Sonates et Partitas pour violon seul, pour violoncelle seul et pour flûte seule, et les « Six Trios pour le Clavier avec un Violon » dites aujourd’hui « Sonates pour violon et clavier obligé ». C’est au milieu d’une activité aussi intense qu’il entreprend son « grand œuvre », son « Opus 1 », dans le domaine de la musique de clavier et le genre de la suite à la française sous le nom italien de « partita ».
De fait, Bach était précédé par une réputation de virtuose et d’ improvisateur hors pair à l’orgue et au clavecin. Il venait d’achever les éminents ouvrages pédagogiques que sont les Inventions & Sinfonias à 2 et 3 voix (1720-23) et la première partie du Clavier bien tempéré (1722). Malgré une activité tournée vers tous les secteurs de la composition et de l’enseignement, suivant l’exemple de ses illustres collègues Johann Kuhnau, Johann Caspar Ferdinand Fischer, Georg Philipp Telemann, Johann Mattheson, Christoph Graupner et Georg Friedrich Händel qui avaient publié divers ouvrages pour un public d’amateurs éclairés toujours grandissant, Bach se devait d’illustrer son art parvenu au plus haut degré de maturité dans un genre qui jouissait alors d’une faveur particulière : l’Ouverture à la française, désignée sous le nom de « Partie » ou « Partita », et d’en éditer les œuvres. Pour ce faire, il pouvait s’appuyer, sur un vaste réseau de connaissances et collègues à Dresde, Halle, Lüneburg, Brunswick, Nuremberg, Augsburg auquel contribuait sa nouvelle position enviable à Leipzig.
Le terme de « partita », tout comme celui du recueil « Clavierübung » est celui qu’emploie le prédécesseur de Bach, Johann Kuhnau, dans ses deux recueils parus à Leipzig en 1689 et 1692, ce qui fait de l’œuvre qu’entreprend Bach une manière d’ hommage. Bach aurait aussi pu publier en tant que tel l’un de ses précédents recueils de suites (« anglaises » et « françaises »), tous deux achevés dans leur genre. Mais il est pleinement conscient du chemin parcouru à travers la composition de l’ensemble considérable de chefs-d’œuvres que constituent les cantates de Leipzig, la Passion selon Saint Jean, puis la Passion selon Saint Mathieu, les Sonates, & Partitas pour violon seul, pour violoncelle et pour flûte, les Sonates pour clavier et violon et les chorals et grands Préludes et Fugues pour l’orgue : seule une nouvelle composition sera à même d’illustrer un genre qui a alors toutes les faveurs du milieu musical et qu’il convient d’illustrer de la manière qui corresponde à la dernière évolution de son art. Le nouvel ouvrage, distingué par l’ambition toute nouvelle d’une publication en direction d’un large public (il n’y a dans la dédicace de mention ni d’un prince, ni d’un mécène, mais des seuls « amateurs », c’est-à-dire du public cultivé), montrera le chemin stylistique parcouru dans l’intervalle d’une génération et la stature du nouveau Cantor au faîte de son art.
« L’œuvre fit grande impression »
« Cette publication fit grand bruit dans le monde musical : on n'avait guère vu ni entendu jusqu'alors d’aussi excellente composition pour le clavecin. Celui qui s'était rendu familiers quelques-uns de ces morceaux pouvait, grâce à eux, trouver le succès dans le monde : de notre temps, même un jeune artiste peut s'instruire à leur contact, tant ils sont brillants, agréables, expressifs, et toujours nouveaux ». (Über Johann Sebastian Bachs Leben, Kunst und Kunstwerke, J.N. Forkel, Leipzig 1802).
Et Forkel d’ajouter que, contrairement à la plupart des suites baroques, celles-ci ont résisté à l’usure du temps. Plus que toute autre, les Partitas - avec le Concerto Italien et les Variations Goldberg - sont restées au répertoire des pianistes avant le renouveau baroque. Signe qu’elles dépassent largement et le style « galant » qu’annonce le titre, et l’univers du clavecin.
Dans les Suites « anglaises », Bach illustrait un modèle « importé » tel qu’on le trouve dans l’œuvre de Couperin, notamment dans "Sonades" et Suites Les Nations (qu’il a connues) : hors la première Suite « anglaise » en la majeur et son prélude à la française, certainement composée sur le modèle des Suites de Dieupart bien avant, les cinq autres illustrent un même schéma : sous le nom de Prélude, une sinfonia, ou allegro de concerto à l’italienne (long, plus qu’aucun prélude des Partitas) dans 5 tons différents, suivi d’une suite de danses à la française quasi interchangeables, leur tonalité mise à part, et d’une élaboration contrapuntique conséquente, notamment dans les gigues. A cette palette de styles juxtaposés répondaient les Suites « françaises », de dimensions plus réduites, sans préludes, mais où les styles français et italien se distribuent les danses variées, répondant plus que jamais à l’idéal des « goûts réunis ». Il en résulte une palette de caractères et de styles plus variés, plus personnalisés au fil des suites selon un principe de variété en élaboration constante, et qui trouve son accomplissement dans les Partitas.
Plus que d’être un recueil de plus, les Partitas sont un point ultime dans le genre, un sommet. Bien plus qu’un palette de danses, de styles, de genres divers, laissant loin derrière elles les modèles hérités, elles mettent en œuvre la préoccupation de Bach qui s’illustre dans toute une série de chefs d’œuvres (cités plus haut), et qui est au centre des quatre volumes de la Clavierübung : à l’intérieur d’un genre choisi, créer une synthèse accomplie des expériences, des styles, des genres hérités dans une œuvre à la fois conforme au genre, originale et neuve, et dans une cohérence supérieurement maîtrisée.
Les six Partitas parurent, d’abord séparément, en 1726 (Ie), 1727 (2e et 3e), 1724 (4e) et 1730 (5e et 6e). Les partitas 3 et 6 avaient déjà figuré, sous une forme primitive, dans le Notenbüchlein d’Anna Magdalena, en 1725. Toutes parurent en un recueil en 1731 sous le titre ci-dessus. Il semble qu’elles rencontrèrent un franc succès et connurent 3 éditions successives.
Ordre & Varietas
Tout en étant fortement diversifiées, les six Partitas s’ordonnent dans une organisation réfléchie.
Bien que deux d’entre elles aient existé avant la constitution du recueil, il semble qu’un plan ait été conçu dès l’origine, dont l’ordre est apparent mais dont la clé ne nous est pas livrée. Le cycle va, globalement, du simple au complexe. L’ordre des tons dessine une série en expansion : Sib - do - la - Ré- Sol - mi, qui verra son complément dans la Clavierübung II avec les deux tons manquants de la gamme allemande : Fa et si (l’Ouverture à la française sera transposée depuis son ton d’origine de do mineur à cet effet - par ailleurs, on ne saurait dire si le contenu du 2e volume était déjà prévu lors de la publication du premier).
Chaque partita trouve sa cohérence à partir d’un style d’écriture et d’un registre affectif ou symbolique dominant en relation avec le ton choisi. En fonction de critères tenant autant à l’affect qu’au style, il se dégage une organisation par paires en opposition : I & II (la plus française et innocente / la plus italienne et grave), III & IV (sur le mode populaire / de cour), V & VI (virtuosité et badinerie / lamento et gravité). En même temps, une organisation en 2 parties place l’Ouverture à la française au début de la Partita IV à l’instar des Variations Goldberg. Par ailleurs, l’expansion qui touche la série des tons se retrouve au niveau des dimensions : les ensembles ainsi formés sont de dimensions croissantes, et la Partita VI sort très nettement du cadre de ce qu’on est convenu d’appeler une « suite à la française », aussi bien pour ses dimensions, pour sa complexité que pour son contenu affectif.
Les 6 Partitas sont introduites par un prélude d’écriture et de nom différents (sans qu’il y ait nécessairement une relation exacte du titre au contenu , simplement par systématisme dans la variété : « Præambulum » au début de la Partita V et « Fantaisie » pour la Partita III pourraient aussi bien être remplacés par « Toccata » et « Invention » pour faire référence à des œuvres similaires du compositeur). Chaque Partita comporte 7 mouvements, sauf la Partita II qui en comporte 6, de manière à former 41 mouvements (chiffre symbolique de J.S. Bach). Toutes comportent les quatre danses habituelles : allemande (toutes sont dans le même mouvement d’ « allemande grave »), courante (trois italiennes à 3/4 ou 3/8 sous le nom de « corrente », deux françaises, à 3/2), sarabande et gigue - seule la Partita II se termine par un Capriccio. D’ailleurs, l’ensemble des danses de cette partita, qui s’annonce italienne par sa Sinfonia et son finale, ne comporte que des noms français : Allemande, Courante, Sarabande, Rondeaux mais dans une écriture généralement plus violonistique (à l’italienne) que luthée (à la française) ; et son Capriccio final, une fugue concertante, est écrit dans le mètre réputé italien de 2/4. Sorte de figure d’enjambement par-delà les danses et les partitas, souvent répétée, expression d’une volonté de réunion des styles à tous les niveaux. Chaque terme recouvre une musique plus complexe que ce que le titre semblerait annoncer. Depuis l’Ouverture à la française de la Partita IV avec sa fugue-concerto, à la Sinfonia à l’italienne de la Partita II (cette sorte de notes pointées ne sont pas de style français !) en passant par les doubles fugues des gigues, les courantes ou corrente - toutes dans des rythmes différents -, la Gigue en style archaïque compliqué de diminutions en mi, la Sarabande de la Partita VI à l’ornementation superlative, ou l’Allemande de la Partita IV en manière d’aria violonistique parsemée de style luthé, il n’y a nul systématisme, et les techniques d’écriture comme les styles et les dénominations coexistent, sont fondus dans une polyphonie à multiples visages (polyphonie de voix, mais aussi polyphonie de styles, de techniques, de rythmes, de genres et d’affects) qu’on ne saurait réduire en mots et qu’il est passionnant de découvrir à chaque page. On y reviendra ci-dessous pour chaque œuvre.
Intermède : Musique élaborée : et danse !
Il est habituel de dire : « Dans les Partitas, la danse n’est qu’un prétexte… ». C’est bien de notre époque de le croire. C’est charger Bach d’un défaut qui tient bien plutôt aux limites de ses interprètes, elles-mêmes dues à un décalage de cultures…
Forkel, en son temps, le faisait déjà remarquer :
« Les particularités de l'harmonie et de la mélodie de Bach étaient encore rehaussées par l'inépuisable variété de ses rythmes… Les compositeurs de l'époque de Bach avaient plus que ceux de tout autre temps l'occasion d'apprendre à manier aisément et savamment les diverses espèces de rythmes à l'aide des suites qui était pratiquées alors en place de nos sonates… dans lesquelles le rythme jouait le principal rôle. Le compositeur était alors obligé d'user d'une grande variété de temps de mesure et de mètres (inconnus maintenant pour la plupart), et de les traiter avec une grande sûreté de main s'il voulait donner à chaque air de danse son caractère et son rythme précis. Bach étendit cette branche de l'art plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Il essaya et fit usage de toute espèce de caractères rythmiques pour diversifier autant que possible la couleur de ses morceaux ».
La perte de l'habileté à combiner des musiques élaborées avec les caractères des danses s’est accentuée par la suite au gré des changements et de la multiplication des styles, et surtout du cloisonnement progressif des genres (mais on disait que Chopin, dépositaire, mutatis mutandis, de cette tradition remontant à Couperin - mais aussi à Telemann -, était inimitable pour concilier danse, chant, expression et, à l’occasion, bravoure, à l’admiration de ses pairs).
La formation du musicien, aujourd’hui, part de tout autres bases que celles du musicien d’autrefois. Son « formatage » s’opère à partir de répertoires tellement divers (quand ce n’est pas d’un solfège adapté à rien à force de vouloir l’être à tout) que ce grand éclectisme, comptant sur une grande abondance de directives standardisées dans la partition (dynamiques, toucher, phrasé), aboutit à une manière d’égalisation, de « non structuration » polyvalente prête à tout (raison pour laquelle, souvent, quand ces signes manquent, le musicien « de la partition » s’empresse d’en écrire en quantité). Et même les écoles « baroques » d’aujourd’hui ont bâti sur ces bases-là, refondées, à des fins de purification du style, dans des traités et sur la conception rythmique de la prima prattica (où le nord de l’Europe traditionnellement excelle) plus que dans l’expérimentation de ce que que l’art baroque a de commun avec des époques postérieures - souvent considérées comme impures - et notamment la danse de cour, sa dynamique, ses élans différés, sa flexibilité codifiée. Il y a aujourd’hui davantage un regain d’intérêt pour la danse baroque, mais s’il y a véritable interaction, c’est généralement dans les danses « de bal », beaucoup moins dans la musique élaborée telle celle de Bach ou dans celle des compositeurs d’opéra comme dans les lamenti portés par un mouvement de sarabande ou de passacaille (Lascia ch’io pianga chez Händel, la mort de Didon chez Purcell…).
A lire les livres de clavecin (Notenbüchlein d’Anna Magdalena, de Wilhelm Friedemann, du jeune Mozart…) on constate que l’essentiel de la formation de base du musicien était réalisée à partir de danses, que le sens rythmique et structurel était sous-tendu par les « caractères rythmiques » (aussi naturellement qu’on parle avec l’accentuation, les sons et la mélodie d’une langue, voire « un accent de quelque part »), et que toute musique, qu’elle soit vocale ou instrumentale, religieuse ou séculière, simple ou élaborée, s’inscrivait sur ces bases, variées et toujours présentes.
Pour Bach, comme pour son siècle, comme pour Lalande, Rameau, Corelli (même dans les Concerti da chiesa, où les caractères des danses ne disent pas leur nom) et Händel, la danse n’est pas un ornement occasionnel, c’est un élément structurant et symbolique essentiel. Elle se trouve partout, même dans les passions (cf. le finale sur un mouvement de sarabande de la Passion selon Saint Jean - ou le "Et Resurrexit du Credo de la Messe en si mineur en mouvement de Polonaise, généralement non reconnu). D’autant plus, s’agissant de la suite à la française, Bach l’aborde avec autant de respect du modèle que quand il aborde le concerto italien ou la sonate instrumentale : loin d’en éluder les caractères, il les assume et les transcende. C’est à dire qu’il en respecte la forme, la fonction et le style d’ensemble (dont le caractère des danses) et les confronte à tout un monde d’héritage, d’expériences acquises, d’invention et d’expression qui transcende l’œuvre de l’intérieur.
Ainsi, la Sarabande en la mineur est, au sein de la partita « sur le mode populaire », malicieusement déguisée en polonaise (elles ont une physionomie rythmique compatible) : c’est la concurrence entre deux caractères superposés qui en fait toute le piquant. L’apparente aria à l‘italienne de la Sarabande en ré majeur (Partita IV) et, surtout, la Sarabande en mi (Partita VI), à l’ornementation extrême, sont bien sous-tendues par le geste de la danse ; c’est le conflit entre le geste dramatique et la structure rythmique qui exalte l’expression à la fois intense et noble - selon le même principe, toute l’époque baroque fait chanter des lamenti désespérés sur des rythmes de sarabande ou de passacaille - généralement réduits à des mouvements très lents et statiques, sans la tension entre la torsion du désespoir et la « tenue » aristocratique, et qui en fait toute la tragique noblesse.
Habitée par le geste de la danse, la musique recherche moins l’opposition des tempi que celle des « caractères rythmiques », à tel point qu’il arrive souvent que se suivent des mouvements qui sont quasiment dans le même tempo, mais avec un mètre, un mouvement ou une écriture contrastés. Par ailleurs, la tension interne créée par le caractère rythmique donne une toute autre sensation du tempo : il y a tantôt plus d’énergie que de vitesse, ou inversement. Ce qui fait qu’on ne peut évaluer un tempo sans que ce ne soit relativement au mouvement . Un exemple caractéristique : la retenue du 2e temps suivant un premier temps soulevé - et non posé, comme c’est la norme aujourd’hui - commune à presque toutes les danses ternaires modérées et lentes dont la sarabande, la passacaille, le menuet modéré, la polonaise, la courante italienne quand elle est retenue comme dans les partitas I et III, la gaillarde anglaise … et toutes musiques assimilées. Cette résistance crée l’ élan vers le 1er temps de la mesure suivante qui, résorbant l’élan, se trouve suspendu avant le deuxième temps suivant etc. Le rythme en est complexifié, enrichi, et n’est pas tenté par l’écoulement régulier qui désire la vitesse ; ce principe s’observe aussi dans beaucoup de danses de tradition orale, y compris, par exemple, dans l’art sophistiqué du tango argentin.
Résistances…
Georges Muffat comparait le tempo dans la musique française et dans la musique italienne : confrontant la musique de Lully ou du premier Couperin et celle de Corelli, il remarquait que la musique italienne était à la fois plus rapide dans les mouvements allegro et plus lente dans les mouvements lents. C’est que la musique française (ou à la française) d’alors, structurée plus qu’aucune autre par la danse et la déclamation versifiée (telle qu’elle est appliquée dans le récitatif de l’opéra ou de la cantate et qu’elle influence alors même l’air chanté), faite d’une grande variété de « mouvements », trouve sa tension interne dans la résistance qu’opposent la parole déclamée, le pas de danse, et le geste instrumental qui les imite, et de surcroît en perturbe ou en retient l’écoulement par une ornementation parfois extrême (cf. les gavottes et gigues de Couperin) - dans un torrent, plus que la vitesse de l’eau, ce sont les pierres et les obstacles qui, en en contrariant le cours, créent énergie et intérêt. La musique française épouse le rythme et l’énergie de l’acteur qui parle (et dont la vitesse ne se multiplie pas par trois ou quatre), du danseur qui danse, pas de la machine avançant sans sans heurts à toutes les lenteurs et vitesses imaginables - la vitesse est un idéal poursuivi par « l'école des doigts » du XIXe s. qui voulait armer l’interprète pour jouer avec aisance des flots de notes d’un autre débit et d’une autre nature ; mais, grisée de vélocité, elle en arrivait à assimiler la continuité de Bach à des exercices de doigts à jouer « avec aisance » quand ce n’étaient pas des adagios ou des fugues à jouer lisses et avec dévotion, où l’ornementation est une mélodie sans fin. Aujourd’hui encore…
Transposées dans le monde de Bach, organiste, maître de chapelle et compositeur soucieux de mettre en œuvre des textes autant que de faire concerter des ensembles variés dans des lieux et pour des auditoires divers, ces considérations guident notre abord du clavier et les problèmes de restitution qui incombent à l’interprète. Son art réunit dans le même creuset de multiples résistances de par l’imbrication du contrepoint, du texte, du geste de la danse, de styles instrumentaux divers ; bien des mouvements rappellent tel air de cantate, telle ouverture d’orchestre, ou en simulent le style, la manière ; et l’expérience de l’organiste jouant « avec gravité » et du Kapellmeister battant la mesure pour l’orchestre dispersé ne s’évanouit pas quand il compose ou joue une Partita. Bach écrit une musique qui dépasse de loin le médium instrumental en même temps qu’il en tient compte et qu’il parle tous les styles dont est riche son expérience de compositeur, de musicien, de pédagogue, de prédicateur - par ses moyens, musicaux, au sein de la cité. Là est sa virtuosité.
Perspectives
La musique de Bach ne se limite pas à telle ou telle dimension. « Sa musique se construit avec la distance de la synthèse » : elle ne se laisse réduire ni au sens des structures, ni au maniement du contrepoint, des styles ou des danses, ni à l’art rhétorique, ni à la science de l’ harmonie. L’Harmonie, s’il faut la nommer ainsi, est ici la maîtrise absolue de tous ces paramètres : contraintes d’ordre et expressivité, contrepoint ou mélodie et caractères des danses, attentes du public et réflexion exigeante interagissent dans des combinaisons toujours réinventées sans que jamais l’un de ces paramètres ne chasse ou ne fasse oublier les autres - ils sont tous importants, depuis la danse jusqu’à l’ornementation, élaborée à l’extrême et écrite avec une rare précision.
En homme de son temps, Bach est en harmonie avec la pensée de son contemporain Gottfried Leibniz, qui porte alors l’idée d’universalité à son faîte : son « meilleur des mondes possibles », contient « la plus grande diversité possible et en même temps le plus grand ordre possible » . Mais cet ordre est en évolution perpétuelle, et toute substance, toute action isolée est en harmonie avec le principe de l’univers. Le contrepoint étant traditionnellement le symbole idéal de la représentation de l’ordre cosmique, Bach a tendu à fondre l’idéal nouveau de la réunion de la mélodie, de l’harmonie et de la danse avec l’harmonie des sphères, en reliant horizontalité et verticalité, passé et présent, humanité (« naturel ») et cosmos (Dieu, ordre) dans une harmonie supérieure. « Tout vient de l’Un, tout est dans l’Un » semble-t-il dire. C’est d’autant plus évident s’agissant d’un cycle tel celui des Partitas conçu comme une somme, première marche ascendante de la Clavierübung, après les essais antérieurs - qui sont pourtant déjà des œuvres accomplies - en direction de l’Art de la Fugue, œuvre complexe et récapitulative à partir d’un sujet unique. Dans cette perspective, chaque réalisation - ici chaque partita et tout le cycle - est à la fois une réalisation particulière et générale, circonscrite en un domaine et un genre et porteuse de résonances lointaines, universelles, symboliques.